Imaginez vous un samedi après midi d’automne, tranquillement installé sur le canapé du séjour, les jambes légèrement surélevées et la nuque reposant sur des coussins moelleux. Sur la table basse, à portée de main, une tasse de thé fumant, vous attend, en laissant s’envoler des volutes chargées d’arômes fruités. Dehors seuls quelques éclats de rire d’enfants brisent le silence. La baie vitrée vous offre le spectacle de petits groupes d’hirondelles, alignées sur les câbles électriques, prêtes à saluer comme des acteurs à la fin de la pièce. Le temps est gris, il fait doux. C’est le moment idéal pour larguer les amarres, et partir très loin au pays des mots. Votre choix se porte sur un roman. Vous optez pour un auteur connu, rassurant, capable de vous emmener dans son monde et de vous ramener dans le votre. L’incipit « Elle faisait fréquemment des choses rares » vous accroche d’emblée. Vous adorez les oxymores. Son style est fluide et vous surfez sur le texte en vous émerveillant, sans trébucher, de ses inventions littéraires. L’histoire est bien écrite, charpentée, avec juste ce qu’il faut de transgression pour ressentir le petit frisson. Certains passages semblent même vous révéler vos propres vérités. Le temps s’arrête alors, il n’y a bientôt plus que la douce musique des mots pour accompagner votre monologue intérieur. Le rythme du récit vous propulse sans effort d’un chapitre à l’autre, et un en moins d’une demi-heure vous avez parcouru les cinquante premières pages. Vous évoluez dans le texte comme en état d’hypnose au milieu des personnages qui vous sont maintenant familiers. Peut être vous êtes vous déjà identifiés à l’un d’eux. Le monde extérieur s’éloigne sur la pointe des pieds et vous laisse passer de l’autre côté du miroir. Malheureusement pour vous, le réel, « ce qui revient toujours à la même place », selon l’expression de Jacques Lacan, n’est jamais loin, et à l’instant même où vous arrivez au sommet d’une montée dramatique savamment orchestrée, lorsque le héros s’apprête à faire son premier faux pas, alors que toute votre attention est tendue vers le texte, se produit le drame.
D’un seul coup, brutalement, sans prévenir, surgit du fond de la pièce, comme un typhon à l’envers, le bruit assourdissant généré par l’invention motorisée domestique, la plus abrutissante, la plus aliénante, la plus dézinguante la plus catapultante, que le vingtième siècle ait jamais engendré contre la paix des ménages. Je ne parle pas du doux ronron de la machine à expresso, ni de celui du lave-linge amorçant son cycle d’essorage, et encore moins du bruit tamisé du lave-vaisselle. Non, je désigne, doigt tendu, cette arme de destruction massive qu’est un aspirateur poussée à fond. Véritable agression armée contre les populations civiles et les enfants sans défense, c’est un génocide pour les oreilles, un crime contre l’humanité. L’attaque est brève mais redoutable. Votre pouls s’accélère, la tension artérielle grimpe aux rideaux et les coronaires tressaillent. Vos oreilles se dressent, traqué que vous êtes par la machine infernale. Vous cherchez désespérément une position de repli. Dehors ? Trop froid. La chambre ? Elle y sera dans cinq minutes. Les toilettes ? Oui les toilettes, et en plus on peut s’enfermer. Vous attendez là, assis sur le trône de votre bunker sanitaire, que le silence se fasse. Puis vous tirez la chasse, et vous sortez comme si de rien était. Votre épouse vous cherchait. Devant votre tête un peu défaite elle vous demande :
– Tu es sure que ça va, t’as l’air bizarre ?
– Non, non, tout va bien ma chérie, ne t’inquiète pas.
Puis vous regagnez le divan, vous reposez le livre sur l’étagère. Le thé est froid.