Claudine (nouvelle)

C’était la dernière patiente de la journée. Assise  au fond de la salle d’attente, elle tenait son sac posé sur ses genoux, visage fermé, regard rivé au sol, sans avoir touché aux revues disponibles sur la table basse.
Elle portait une robe sombre sans ceinture, comme pour masquer son absence de taille. Une impression de légèreté se dégageait de ce corps pourtant massif, tant les jambes qui le portaient étaient fluettes. Des escarpins à talons hauts accentuaient encore cet effet.

Il était difficile de lui donner un âge, la soixantaine certainement. Des traits réguliers, un regard franc et des lèvres encore pleines, suggéraient qu’elle avait été belle, mais le temps, la vie et ses passions amères avaient mordu sa chaire. Les effets de ce poison lent marquaient déjà son visage.

Quand nous fumes l’un en face de l’autre et qu’elle commença à parler, le diagnostic ne laissât pas vraiment de place au doute. Sa voix rauque, sans timbre, et ce bruit inspiratoire si caractéristique de l’obstruction laryngée indiquait la présence d’une lésion déjà évoluée. Depuis quelques jours la gêne devenait douloureuse et irradiait vers l’oreille. Son anxiété était silencieuse. Elle attendait mes mots.

Depuis que les enfants de son ami, mort brutalement il y a deux ans, l’avaient chassée de la maison qui était celle de leur père, elle vivait seule dans un petit meublé du centre ville. Comme elle n’avait pas suffisamment cotisé, sa retraite de secrétaire lui suffisait à peine pour vivre sans aide. Elle avait trois fils d’un premier mariage mais ne les avait pas élevés et les voyait uniquement certains jours d’enterrements.

L’examen confirma sans surprise le cancer de la gorge déjà étendu et, lorsque je la revis quelques jours plus tard en présence d’une infirmière, elle s’était préparé au pire. Elle reçut le diagnostic sans s’effondrer, sans effusion, et accepta avec sobriété l’intervention affreusement mutilante, ainsi que l’irradiation post opératoire. Elle avait l’habitude de subir.

Ce type de chirurgie consiste à réséquer la totalité du larynx, privant définitivement le patient de ses capacités vocales. La trachée est alors abouchée directement à la peau, en bas du cou. C’est définitif.

Quelques mois plus tard, lors d’une consultation de surveillance, je remarquais une petite zone d’infiltration sous cutanée sur le trajet de la cicatrice. La maladie reprenait.

Après deux cures de chimiothérapie, toujours sans résultat,  il fallait se rendre à l’évidence, le cancer progressait, et plutôt vite. Elle eut rapidement des difficultés pour s’alimenter. Il fallut alors lui poser une sonde de nutrition entérale. Bientôt les douleurs devinrent intenables, ne pouvant être calmées que par la morphine. Les nodules tumoraux qui infiltraient la peau de son cou devenaient confluent et finissaient par s’ulcérer en surface. Une odeur insoutenable de nécrose envahissait la salle de consultation. Privée de sa voix elle m’écrivait des bribes de phrases sur un petit carnet qu’elle sortait de son sac. Ses questions étaient sensées, précises, très techniques. Elle semblait n’en vouloir à personne et trouvait que les infirmières s’occupaient bien d’elle.

Puis les soins à domicile devinrent impossibles. Le risque d’hémorragie faisait trembler les infirmières à chaque pansement. Il fallut l’hospitaliser.

Seule dans sa chambre depuis plusieurs jours,  elle ne recevait pas de visite. Je venais la voir tous les matins, puis deux fois par jour. Dès qu’on ouvrait la porte de sa chambre la pestilence nous saisissait. Sous les pansements, son cou n’était plus qu’une plaie béante où triomphait la tumeur. Son état s’aggravait, mais elle tenait bon et semblait attendre quelque chose.

Un soir, alors que je passais un peu tard et qu’elle somnolait dans la pénombre, je vis son carnet ouvert posé sur la tablette. On pouvait y déchiffrer « prévenez mes enfants ». Elle sortit un peu de sa torpeur. Je lui demandais si ses enfants étaient venus la voir. Elle me fit « non » de la tête, et lorsque je lui proposais de les appeler, elle acquiesça des paupières.

J’appelais l’un de ses fils pour le convaincre de venir. Il m’expliqua qu’elle avait abandonné brutalement ses enfants alors qu’ils étaient encore petits, pour suivre un autre homme, un commerçant, et tenter de se construire avec lui une nouvelle vie en Afrique, que leur père s’était suicidé quelques mois plus tard et qu’ils avaient été élevé par leurs grand parents paternels.  Elle leur avait pourtant écrit bien des années plus tard mais les lettres n’avaient jamais été ouvertes. Ils savaient qu’elle vivait à quelques kilomètres seulement de chez eux, et qu’elle buvait, mais l’avaient rayé de leur vie. Tous avaient passé la quarantaine, et les grands parents étaient morts depuis longtemps. Je lui dis :  » C’est la fin, je crois qu’il est important de venir ». Il accepta

Deux jours plus tard ils se tenaient autour du lit de la mourante. Une vague ressemblance les rapprochait mère, mais leur regard de poisson mort n’exprimait rien. Je n’ai jamais su ce qu’ils s’étaient dit. Dans le couloir alors qu’ils s’en allaient en parlant bas j’entendis l’aînée chuchoter à ses frères :  » qu’est ce qui faut pas faire pour qu’a finisse par crever ».

Claudine est morte dans la nuit, tranquille, son carnet posé devant elle. On pouvait y lire : « je vous demande pardon ».

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