La mort à deux cents balles

Choqué par son expérience des combats sur le front de la grande guerre, le soldat Ferdinand Bardamu est victime d’un accès de délire hallucinatoire. Il est hospitalisé, et passe de longs mois dans différentes maisons de repos. À sa sorti il rencontre Voireuse, un copain d’avant la guerre. Désargentés, les deux amis cherchent des combines pour se faire rapidement du liquide. Ils rendent d’abord visite à des bijoutiers qui les employaient pour des extras, les Puta. Ces derniers les expédient rapidement en ne leur laissant qu’un maigre pourboire.

 

Voyage au bout de la nuit – Céline – extrait, lu et illustré

Une fois dans la rue, nous réfléchîmes qu’on irait pas très loin avec nos vingt francs chacun, mais Voireuse avait une idée supplémentaire.

«Viens, qu’il me dit, chez la mère d’un copain qui est mort pendant qu’on était dans la Meuse. J’y vais moi tous les huit jours, chez ses parents, pour leur raconter comment qu’il est mort leur fieu… C’est des gens riches…
Elle me donne dans les cent francs à chaque fois, sa mère… Ça leur fait plaisir qu’ils disent… Alors tu comprends…
– Qu’est-ce que j’irai y faire moi, chez eux ? Qu’est ce que je dirai moi à la mère ?
– Eh bien tu lui diras que tu l’as vu, toi aussi… Elle te donnera cent francs à toi aussi… C’est des vrais gens riches ça ! Je te dis ! Et qui ne sont pas comme ce mufle de Puta… Y regardent pas eux…

– Je veux bien, mais elle va pas me demander des détails, t’es sûr ?… Parce que je l’ai pas connu moi, son fils hein… Je nagerais moi si elle en demandait…
– Non, non, ça fait rien, tu diras tout comme moi…
Tu feras : Oui, oui… T’en fais pas ! Elle a du chagrin, tu comprends, cette femme-là,  et du moment alors  qu’on lui parle de son fils, elle est contente… C’est rien que ça qu’elle demande… N’importe quoi… C’est pas durillon…»
Je parvenais mal à me décider mais j’avais bien envie des cent francs qui me paraissaient exceptionnellement faciles a obtenir  et comme providentiels.

« Bon, que je me décidai à la fin… Mais alors faut que j’invente rien, hein je te préviens ! Tu me promets ? Je dirai tomme toi, c’est tout… comment qu’il est mort d’abord le gars ?

– Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, à Garance que ça s’appelait.., dans la Meuse sur le bord d’une rivière… On en a pas retrouvé « ça » du gars, mon vieux ! C’était plus qu’un souvenir, quoi… Et pourtant, tu sais, il était grand, et bien balancé, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein ? Pas de résistance !

– C’est vrai !

– Nettoyé, je te dis qu’il a été… Sa mère, elle a encore du mal à croire ça au jour d’aujourd’hui ! J’ai beau y dire et y redire… Elle veut qu’il soye seulement disparu…

C’est idiot une idée comme ça… Disparu !… C’est pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, d’obus, elle peut pas comprendre qu’on foute le camp dans l’air comme ça, comme un pet, et puis que ça soye fini, surtout que c’est son fils…

– Évidemment !

–D’abord, je n’y ai pas été depuis quinze jours, chez eux… Mais tu vas voir quand J’y arrive, elle me reçoit tout de suite sa mère, dans le salon, et puis tu sais, c’est beau chez eux, on dirait un théâtre, tellement qu’y en a des rideaux, des tapis, des glaces partout… Cent francs, tu comprends, ça doit pas les gêner beaucoup… C’est comme moi cent sous, qui dirait-on à peu près… Aujourd’hui elle est bonne pour deux cents… Depuis quinze jours qu’elle m’a pas vu…, Tu verras, les domestiques avec les boutons en doré, mon ami… »

À l’avenue Henri-Martin, on tournait sur la gauche et puis on avançait encore un peu, enfin, on arrivait devant une grille au milieu des arbres d’une petite allée privée.

<< Tu vois! Que remarqua Voireuse, quand on fut bien devant, c’est comme une espèce de château…. Je te l’avais bien dit… Le père est un grand manitou dans les chemins de fer, qu’on m’a raconté… C’est une huile…

– II est pas chef de gare ? que je fais moi pour plaisanter.

– Rigole pas… Le voilà là-bas qui descend. Il vient sur nous…»

Mais l’homme âgé qu’il me désignait ne vint pas tout de suite, il marchait voûté autour de la pelouse, en parlant avec un soldat. Nous nous approchâmes. Je reconnu le soldat, c’était le même réserviste que j’avais rencontré la nuit à Noirceur-sur-la-Lys, où j’étais en reconnaissance. Je me souvins même à l’instant du nom qu’il m’avait dit : Robinson.

« Tu le connais toi ce biffin-là ? Qu’il me demanda Voireuse.

– Oui, je le connais.

– C’est peut-être un ami à eux…. Ils doivent se parler de la mère; je voudrais pas qu’ils nous empêchent d’aller la voir … Parce que c’est elle plutôt qui donne le pognon… »

Le vieux monsieur se rapprocha de nous. II chevrotait.

« Mon cher ami, dit-il à Voireuse, j’ai la grande douleur de vous apprendre que depuis votre dernière visite, ma pauvre femme à succombé à notre immense chagrin…

Jeudi nous l’avions laissée seule un moment, elle nous l’avait demandé… Elle pleurait… »

II ne sut finir sa phrase. Il se détourna brusquement et
nous quitta.

<< J’te reconnais bien, fis-je alors à Robinson, dès que le vieux monsieur se fut suffisamment éloigné de nous.

– Moi aussi, que je te reconnais…

– Qu’est ce qui lui est arrivé à la vieille ? que je lui ai alors demandé.

– Eh bien, elle s’est pendue avant-hier, voilà tout! qu’il a répondu. Tu parles alors d’une noix, dis donc ! Qu’il a même ajouté à ce propos… Moi qui l’avais comme marraine ! … C’est bien ma veine hein ! Tu parles d’un lot ! Pour la première fois que je venais en permission !… Et y a six mois que je l’attendais ce jour-là ! … »

On a pas pu s’empêcher de rigoler, Voireuse et moi, de ce malheur-là qui lui arrivait a lui Robinson. En fait de sale surprise, c’en était une, seulement ça nous rendait pas nos deux cents balles à nous non plus qu’elle soye morte, nous qu’on allait monter un nouveau bobard pour la circonstance. Du coup nous n’étions pas contents, ni les uns ni les autres.

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