Nathalie, ou un hameçon pour une âme sœur

C’était la première fois que je passais les grandes vacances à Loulay, chez mes grands-parents paternels.
Mon cousin Jean Marie, de six ans mon aîné, avait beaucoup de succès auprès des filles. Beau garçon, son sourire de vedette hollywoodienne lui donnait l’apparente assurance de celui qui n’a jamais connu d’échec. A tout moment, il enfourchait une mobylette qu’il faisait pétarader, avant de disparaître dans le bourg sans me dire où il allait. Il semblait libre et c’était mon héros.

Ce jour là, il venait d’embrasser Patricia dans la salle des fêtes, puis était reparti sans dire un mot, la laissant plantée là, entre les tables de ping-pong et les empilements de chaises. La jeune fille l’attendait pourtant le lendemain sur le banc de pierre qui faisait face à notre maison. C’était une jolie brune et je ne comprenais pas pourquoi mon cousin s’en désintéressait.

Elle prit l’habitude les jours suivants de s’installer à la même place, souvent seule, et parfois accompagnée de sa petite soeur qui jouait à la dinette près du banc. Le visage de la fillette était éclairé par un large sourire et deux grands yeux bleus. Sa robe blanche, et ses couettes maintenues par un ruban rouge, lui donnait un air de ressemblance avec la plus jolie des poupées du magasin de jouets.

Je pris mon ballon et demandait à mon cousin Philippe de m’accompagner pour échanger quelques passes sur la place de l’église, non loin de l’endroit où se tenaient les soeurs. Nous n’étions pas très habiles et notre jeu approximatif n’offrait pas un spectacle des plus captivants. L’un de nos tirs envoya le ballon dans les branches d’un platane. Après une bonne rigolade et une séance de courte échelle, je finis par trouver la solution en lançant une de mes basquettes dans l’arbre. Elle fit mouche. Le ballon vacilla et finit par retomber devant la fillette. Elle le ramassa et me le tendit.

– Merci. Comment tu t’appelles ?

– Nathalie, et toi ?

– Gérard.

– tu viens à la fête du village demain ?

– j’aimerai bien mais j’sais pas si j’aurai le droit.

– moi j’irais avec ma sœur.

– alors j’essaierai de venir. Au revoir.

De loin, elle me regardait jouer, se donnait des mines, voulait faire la grande, déposait un baiser sur la paume de sa main et me l’envoyait en soufflant dessus, puis se cachait dans les jupes de sa sœur.

J’avais 11 ans, elle 8. C’était la veille du 14 juillet.

Bien sûr je n’avais pas compris que Patricia utilisait sa soeur comme appât. Elle était le vers qui se tortillait au bout de l’hameçon et moi, le petit poisson.

Le soir, dans mon lit, les yeux grand ouverts, je projetais sur la blancheur du plafond l’image de Nathalie. Elle prenait ma main et nous partions dans une valse lente. Je l’embrassais, elle me rendait mes baisers. Nous décrivions des arabesques librement, comme en apesanteur, dans l’éternel présent de l’enfance. Je m’endormais enfin.

Le lendemain, sur la place de la mairie, la fête bruyante et animée, donnait au village un air d’importance. Les marchands ambulants vendaient gaufres et pommes d’amour à des jeunes filles en mini jupes et longs cheveux, qui se déplaçaient par petit groupes, sous le regard concupiscent des hommes mûres. Les garçons se donnaient des sensations dans les  auto-tamponneuses. Les plus vieux jouaient aux boules ou discutaient à l’ombre des grand arbres. Jean Marie  était autour du baby foot  avec ses copains, dans l’arrière salle du café « chez Nénette»,  le long de la route nationale.

Assise à côté de sa sœur, Nathalie me fit une petite place quand elle m’aperçut.  Ses pieds ne touchaient pas le sol,  et les miens à peine. Mon bras frôlait le sien. J’étais incapable de parler et de toute façon la sono poussée à fond ne nous aurait pas permis de nous comprendre. On entendait la voix de Michel Delpech qui chantait « pour un flirt ». Elle s’est tournée vers moi, et à cet instant précis le monde extérieur s’est brutalement ratatiné, condensé. Je n’entendais et ne voyait rien d’autre que ses deux grands yeux bleus et sa bouche.  Je me mis à trembler. Ça cognait dans ma cage thoracique comme sur un tambour. Je n’avais plus de salive , mes jambes étaient froides et raides comme des poteaux. J’ai approché mes lèvres des siennes et, sans réfléchir, sans comprendre, sans pouvoir faire autre chose, j’y ai déposé un baiser furtif, très vite, comme un voleur. Elle riait et sa sœur applaudissait. La chanson continuait  «… un petit tour, au petit jour, entre tes bras… ». Personne ne nous avait vus. Tout semblait normal et pourtant, j’étais devenu un homme.

Le lendemain, alors que le soleil était déjà haut mes cousins me proposèrent une virée en vélo dans le bourg d’à côté. Alors que je m’engageais sur un chemin en pente, j’entendis derrière moi la voix cristalline de Nathalie.

– ho hé Gérard, c’est moi, tu m’attends ?

J’arrivais à pleine vitesse sur un carrefour, et c’est en me retournant pour la voir que mes vacances ont basculées.

Je n’ai gardé aucun souvenir de la dauphine bleu pâle, ni de l’impact, ni du bruit du pare brise explosant sous le choc, ni de mon petit corps d’enfant éjecté à plusieurs mètres, inerte sur le bitume avec son sang collé sur la tempe.

Le coma quand il n’est pas trop profond nous installe dans une torpeur plutôt agréable. On s’y sent dégagé de tout affect, comme blotti dans une sorte de pénombre psychique avec ses alternances de veille et de demi sommeil. Quel souvenir merveilleux.

Je me réveillais deux jours plus tard dans le service de neurochirurgie de l’hôpital Pellegrin à Bordeaux. Mes parents se tenaient à mon chevet, le visage grave et les yeux cernés par deux nuits d’insomnie. Ils avaient pris un coup eux aussi. Je  m’en sortais plutôt bien, avec une fracture du crâne non compliquée, un hématome de la cuisse, et quelques points de suture sur le cuir chevelu.

C’était en 1971. Je n’ai jamais revu Nathalie, ni passé de nouvelles vacances à Loulay. Mes parents avaient décidé dorénavant de m’envoyer en colonie de vacances l’été. Ils ne savaient pas que je venais de vivre ma première histoire d’amour.

La cicatrice, toujours présente, est située dans le creux du golfe temporal gauche. Elle se découvre parfois lorsque je me coiffe. C’est la seule trace encore visible de cette aventure.

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